Le Devoir – « Le salaire de la réussite »

29 mars 2016

Les propriétaires de ressources intermédiaires en santé mentale voient leur rétribution diminuer quand leurs usagers vont mieux.

Le Devoir – 29 mars 2016 – Jessica Nadeau – Santé

Quand Sarah (nom fictif) est arrivée à la résidence de Luc Desjardins, elle s’automutilait et multipliait les tentatives de suicide. Elle était tellement anxieuse qu’elle était incapable de sortir de la maison. Dix ans plus tard, elle est rayonnante: elle fait du bénévolat avec les enfants, nage à la piscine olympique et fait ses courses toute seule. « Je suis ici parce que j’avais de la difficulté à vivre toute seule en appartement. Ici, je suis bien. J’ai beaucoup de soutien des intervenants et de mon équipe médicale, ça m’aide à avancer. » La maison de Luc Desjardins est pleine de gens poqués. Des gens avec des problèmes de santé mentale, des troubles de comportement ou de consommation. Des gens qui ont besoin d’un peu ou de beaucoup d’aide pour reprendre leur vie en main. « Vous en rencontrez régulièrement qui se parlent tout seul dans les rues de Montréal. Ce sont des clients qui ne sont pas dans nos ressources », explique Luc. Dans sa grande maison de Repentigny, qu’il a adapté pour la cause, Luc héberge 8 personnes. Il les nourrit, les écoute, s’assure que tout un chacun a bien brossé ses dents et fait son lit. Il tente de prévenir les crises, de gérer les conflits et de les amener à trouver des solutions lorsque le trop plein d’émotions explose, parfois au détriment du mobilier. Il tente de les responsabiliser et de les amener à devenir le plus autonome possible. Tout ça, avec l’aide de l’établissement de santé de sa région qui fournit des services médicaux et professionnels — psychiatres, travailleurs sociaux, etc. — et qui le paye en fonction des besoins de ses « clients ». Plus les cas sont lourds, plus le montant remis au propriétaire de la maison est substantiel. Les établissements de santé ont une grille de classification clinique et budgétaire qu’ils appliquent à la lettre. Ils procèdent à une reclassification des usagers au minimum une fois par année. Effet pervers Cette classification des services entraîne un effet pervers, dénonce Luc Desjardins. Il donne l’exemple de Sarah. Il a travaillé fort pour l’aide à contrôler son anxiété et ainsi l’amener à arrêter de s’automutiler. Mais comme elle va mieux, on considère que le niveau de services requis est moindre. Sa « cote » est descendue. La paye de Luc a donc été diminuée en conséquence. « Ça ne fait aucun sens, il faut continuer de travailler pour maintenir les acquis, s’exclame Luc Desjardins. Et puis je ne connais personne qui se fait couper sa paye parce qu’il fait une trop bonne job. Je ne peux pas aller voir la banque ou appeler Hydro-Québec pour leur dire : j’ai tellement fait une bonne job qu’ils ont coupé ma paye, pouvez-vous couper mon hypothèque et mon compte d’électricité de moitié ? Ça ne marche pas comme ça. Ça amène une instabilité financière qui est terrible à gérer pour les propriétaires de ressources. » Assis au bout de l’immense table de cuisine, Luc Desjardins se désole de toute cette bureaucratie qui fait fi de la réalité terrain et démotive les quelque 8000 propriétaires de ressources intermédiaires comme la sienne au Québec. « L’interprétation ministérielle s’en va toujours vers le service de base. On a dit au ministère que ça n’avait aucun sens, que ça n’encourageait pas les ressources à vouloir en faire plus pour leurs clients. Mais on nous a répondu que les ressources aimaient leurs clients et qu’ils donneraient tous les services même s’ils n’étaient pas payés pour le faire. Ils jouent sur nos bons sentiments. Et c’est effectivement ce que nous faisons. » Désamorcer la colère L’odeur de boeuf braisé monte doucement à l’étage, où Sarah et Robert (nom fictif) font un casse-tête de Spiderman dans l’aire commune. « Est-ce que je peux vous montrer mon petit chez-moi ? », lance Robert en nous entraînant avec fierté dans sa chambre. « C’est mon train de vie. Je collectionne plusieurs choses, les casquettes, les films. J’ai beaucoup de films. Je suis un cinéphile. J’ai une machine blu-ray et une belle télé. » Mais ce n’est pas de sa chambre que Robert a envie de discuter. « J’aimerais vous parler de la problématique de santé mentale, les gens ont beaucoup de préjugés, affirme-t-il avec aplomb. C’est difficile de se faire des copains et des copines parce que les gens ont peur de ça. Les médias donnent une mauvaise image de nous, ils associent souvent des crimes aux gens qui ont une problématique de santé mentale. Ils ne devraient pas faire ça. On est des personnes et des humains avant tout. On n’est pas méchants. Nous autres, on est intelligents parce qu’on se fait soigner. La schizophrénie, c’est comme le diabète, faut que tu apprennes à vivre avec. » Pierre fait le ménage de sa chambre. Il en ressort avec une poubelle pleine de mise-o-jeu et se dirige vers son lieu de prédilection : le fumoir. « Ce que j’aime ici, c’est la liberté. On peut se coucher à n’importe quelle heure. On n’a pas besoin de se rapporter à personne si on veut aller au dépanneur ou au centre d’achats. Et la bouffe est bonne la plupart du temps, même si c’est un peu trop santé à mon goût. Mais on se rattrape sur un bon hotdog », lance-t-il, déclenchant l’hilarité générale. De la construction à la santé mentale L’ambiance est bon enfant en ce matin de mars. Chacun vante les mérites de Luc et de « la belle Julie », l’intervenante de semaine. Mais ce n’est pas toujours le cas, explique Luc, qui en a vu d’autres. Sur la plupart des portes de chambres, des pictogrammes aident les usagers à identifier leurs émotions et les solutions pour éviter l’escalade. Ça permet également aux intervenants de prendre connaissance des risques éventuels. « Des crises, ça fait partie de la maison. » Au fil des ans, Luc a développé une véritable expertise avec la clientèle ayant des troubles de comportements. Il adore le défi. « Dans plusieurs cas, ce sont des fouteurs de troubles professionnels, affirme-t-il avec un large sourire. Ils vont tout faire pour se prouver qu’ils peuvent se faire mettre à la porte. Ils vont tout essayer, ils vont te tester. Ils sont tellement prévisibles dans leur imprévisibilité, j’adore ça ! » Pourtant, jamais il n’avait songé à travailler avec ce type de clientèle. « Avant, je travaillais dans la construction, j’avais quatre compagnies, j’étais en train de virer fou. Ma soeur avait été famille d’accueil et je me sentais à l’aise avec les résidents. Je suis allé me faire accréditer. Je voulais m’en aller avec des enfants, mais on m’a dit que je serais mieux en santé mentale. Je ne connaissais rien à ça, mais ils avaient raison ! » Luc adore son milieu de vie. Il constate toutefois avec tristesse que la relève se fait rare. « La moyenne d’âge est autour de 60 ans », se désole-t-il. Et avec les problèmes d’instabilité financière en lien avec la déclassification des usagers, les intéressés ont peine à se lancer dans l’aventure. « Si ton budget n’est pas stable, comment tu fais pour aller chercher une hypothèque sur une maison ? Comment tu fais pour garder ton personnel ? C’est ça qui fait que la relève a de la difficulté à s’implanter. Je reçois des téléphones à tout bout de champs de jeunes qui me demandent comment faire. Mais la vérité, c’est que je ne sais pas comment ils vont faire. Je trouve ça triste, parce que c’est un beau système, les ressources intermédiaires. »

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